PRESENTATION
C’est dans un petit village à vingt minutes de Battambang que vit Suo. Elle a 58 ans et elle est mariée depuis 1986. Elle a sept enfants, quatre fils et trois filles ainsi que deux petits-fils. Elle vit à Bospot Village depuis de nombreuses années. Elle y habite actuellement avec six de ses enfants et ses deux petits-fils qu’elle élève avec son mari. Leur fille et leur gendre travaillent à Siem Reap, à 4h de bus et leur ont confié la garde de leurs fils.
Suo ne possède pas ses terres et doit les louer pour en tirer profit. Elle aimerait être propriétaire mais n’a pas les moyens de les acheter. Elle travaille pour l’instant avec son mari et sa sœur qu’elle doit aider. Cette dernière ne peut pas louer un terrain alors Suo paye une parcelle pour elle et lui laisse cultiver les légumes qui y poussent.
Suo n’a quasiment pas d’outils, juste une bêche, des arrosoirs et des vaches pour labourer la terre. C’est à mains nues qu’on l’aperçoit dans ses champs, très tôt le matin et jusqu’en fin d’après-midi. Elle porte un chapeau, un pantalon et des manches longues pour tenter d’éviter l’étouffante chaleur humide. Elle travaille en tongs, sans un bruit, accroupie pour repiquer les plants de salades, pliée en deux pour couvrir les jeunes plants de longues feuilles de palmier sèches qui les protègent du soleil ou reprenant son équilibre en portant deux gros arrosoirs plein d’eau sur ses minces épaules. Elle croise son mari, ou son fils qui l’aide parfois. Ils s’échangent une plaisanterie, on les voit sourire puis chacun retourne à finir la tâche qui est la sienne.
Lorsqu’elle veut faire une pause, elle n’a qu’à parcourir cinquante mètres et la voilà chez elle. Il s’agit d’une petite cabane, avec juste un toit en tôle et quatre piliers de bois qui soutiennent la structure improvisée, le tout complètement ouvert sur l’extérieur. Dessous, des lits en bois sans matelas, quelques provisions accrochées au plafond pour qu’elles échappent aux animaux, une seule étagère pour la vaisselle, une télévision reliée tant bien que mal aux installations électriques précaires, des vêtements suspendus ça et là, le panier de linge sale où dort le chaton de la famille, le cartable et les cahiers d’école des petits posés négligemment, un recoin un peu plus aéré pour la cuisine où tout est cuit au charbon. Et à l’extérieur, quatre chiots, des poules, une vache et son jeune veau. Mais surtout, son mari, ses enfants et ses petits-fils qui vont, viennent et gravitent autour de Suo selon les heures de la journée. Un confort très rudimentaire mais la maison du bonheur tout de même, d’un bonheur familial simple et serein.
SON TRAVAIL D’AGRICULTRICE
Suo a été agricultrice juste après son mariage puis acheteuse. Elle se rendait de village en village et récupérait les légumes auprès des agriculteurs qu’elle revendait ensuite au marché. Puis, après quelques années elle a repris sa place dans les champs auprès de son mari.
Sa mère et ses grands-mères étaient elles aussi agricultrices et ce sont ses parents qui lui ont appris le travail de la terre. Lorsqu’elle travaillait avec sa mère, elle était encore insouciante et n’avait à se préoccuper de rien. Aujourd’hui, son travail lui sert à gagner l’argent nécessaire à pourvoir aux besoins de toute la famille. Pourtant le travail n’a pas évolué, il reste le même.
Elle souhaite elle aussi transmettre son savoir et son savoir-faire : à d’autres agriculteurs notamment afin de les aider à gagner convenablement leur vie. Quant à ses enfants, ils ont déjà beaucoup appris auprès d’elle lorsqu’ils l’accompagnent dans les champs.
Suo ne trouve pas que son travail soit vraiment difficile et elle n’a pas envie d’en exercer un autre. La seule différence qu’elle voit entre un agriculteur et une agricultrice c’est la force physique.
Les produits qu’elle cultive sont essentiellement des légumes : des choux chinois, du poivre, des choux cavaliers, des pommes de terre, de longs haricots verts, de l’ail… Ils sont destinés à la consommation de la famille mais surtout à être vendus. Selon les saisons, Suo peut gagner jusqu’à 50 000 riels par jour (9€ environ). Seulement 20 000 riels (4€ environ) lorsque les récoltes ne sont pas très bonnes.
UNE JOURNEE DE LABEUR
Suo se réveille à 3h du matin, finit de préparer les légumes qu’elle a récoltés la veille afin que son fils les vende au marché. Elle arrose ensuite les champs, nettoie la maison, prend son petit-déjeuner puis laboure la terre et plante de nouveaux légumes. Elle cuisine ensuite le déjeuner. S’il est prêt un peu en avance, elle attend que ses petits-fils rentrent de l’école pour manger avec eux. Elle prend une pause puis, à 13h, elle arrache les mauvaises herbes, arrose à nouveau les champs et récoltent les légumes qui doivent être vendus le lendemain. Sa fille, lorsqu’elle rentre du travail assez tôt, enfourche son vélo équipé d’un grand panier et prend les devants pour l’aider. Les deux silhouettes féminines sont alors côte à côte, ne parlant presque pas mais effectuant les mêmes gestes avec une complicité affectueuse. Elles ramènent les choux cavaliers à la maison, en arrachent les feuilles, coupent les légumes, les pèsent et les préparent en fagots. A 16h, Suo prépare le repas, finit les derniers travaux agricoles, dîne en famille et se couche vers 22h. Le moment qu’elle préfère dans la journée c’est tôt, avant 8h, lorsqu’il y a encore un peu d’ombre et qu’elle plante les légumes dans la quiétude matinale.
Aujourd’hui est une journée un peu spéciale : Suo est invitée à une remise de graines destinées aux agriculteurs de Battambang et des environs. Sa fille la dépose en mobylette devant une grande bâtisse précédée d’un jardin en friches. Une estrade imposante, des chaises en plastique alignées sous une tente de tissu où Suo prend place timidement. Le gouverneur l’appelle alors pour venir recevoir deux sachets de graines pour ses prochaines semences. Il lui en manquerait d’autres pour se diversifier mais Suo est déjà heureuse de les ramener à la maison et les montrer à sa fille et ses petits-fils qui regardent attentivement les précieux sachets.
Ce dont elle aurait aussi besoin c’est d’avoir sa propre électricité. Pour l’instant elle utilise celle de son voisin.
LA PRECIEUSE AIDE DE BABYLOAN, UNE ONG FRANCAISE.
Il y a trois ans maintenant qu’elle est venue s’installer sur ce terrain. C’était encore la forêt ; elle et son mari ont dû tout déboiser, labourer la terre pour ensuite planter les premiers légumes. Grâce à Babyloan, une ONG française de microcrédit, elle a pu bénéficier d’un prêt solidaire. Elle a ainsi pu acheter tout l’équipement nécessaire pour développer son activité agricole. Grâce aux premières récoltes, elle a pu aider financièrement ses enfants, payer l’école pour ses petits-enfants et continuer à accroître les rendements de ses champs. Elle est très reconnaissante envers la terre car elle a changé sa nouvelle vie, elle lui permet de nourrir les animaux et surtout de nourrir sa famille. Suo est très fière de son travail et avoue l’objectif qu’elle s’est fixé : avoir plus de terres et cultiver plus de légumes. Elle cite d’ailleurs un proverbe khmer qu’elle aime bien : « Petit à petit, avec patience, tu peux obtenir ce que tu souhaites. » En observant sa persévérance et l’énergie discrète mais tenace qu’elle déploie pour faire prospérer son activité, elle offre une belle leçon de courage.
UNE VIE MARQUEE PAR L’HISTOIRE DU CAMBODGE
Suo est allée à l’école de sept à dix-huit ans. En 1975, le régime de Pol Pot l’a contrainte à déménager dans un village près de la Thaïlande. Les Khmers rouges contrôlaient alors tous les habitants du pays. Suo a été séparée de sa famille et a d’abord dû partir dans un premier village à la frontière thaïlandaise. Etre éduquée et en savoir plus que les Khmers rouges étaient un motif suffisant pour être tuée, à fortiori si elle manifestait la moindre opposition au régime. Elle était donc obligée de travailler pour les militaires. Elle devait porter de lourdes charges d’eau pour arroser les champs et exécuter les travaux agricoles qui lui étaient imposés dans les camps militaires. Elle travaillait en équipe avec d’autres cambodgiens, contraints d’être là tout comme elle, craignant chaque jour d’être tués. Elle effectuait de très longues journées de travail, sans pause, en plein soleil, avec juste assez d’eau pour se désaltérer et une minuscule ration de riz à peine suffisante pour avoir des forces. Après trois mois, elle a pu retrouver son village natal pour un temps. Puis, elle a dû retourner travailler pour le régime de Pol Pot dans un autre village mais cette fois-ci pour s’occuper des enfants que les Khmers rouges avaient enlevés à leurs parents.
Durant cet épisode tragique de l’histoire, beaucoup de cambodgiens ont été mariés de force, ne connaissant pas le partenaire que les Khmers rouges leur désignaient de manière purement aléatoire. Suo aurait dû avoir ainsi un mari qu’elle ne connaissait pas mais elle a refusé. Elle ne le précise pas, mais certainement au péril de sa vie. Elle a aussi dû changer de nom et accepter de se faire appeler Ra pendant tout le temps qu’elle a passé dans les camps.
Selon Suo, la seule chose positive du régime était l’égalité : personne n’était riche ou pauvre. Les gouvernements qui se sont succédés ensuite n’ont fait qu’accroître le fossé entre les classes les plus aisées et les classes les plus défavorisées. En revanche, elle ne pardonne pas les deux millions de personnes qui ont été tuées, sans aucune raison, lors du génocide de Pol Pot.
LA CUISINE DE SUO
Suo cuisine des longs haricots qu’elle fait revenir à la poêle. Avec les choux chinois, elle préfère faire de la soupe. C’est toujours elle qui cuisine à la maison même si elle est aidée par un de ses fils ou par sa fille. C’est sa mère qui lui a appris à cuisiner mais à présent elle aime bien apprendre de nouvelles recettes dans les livres de cuisine. Quant aux produits qui lui manquent, elle se les fournit au marché de la petite ville la plus proche.
Il y a bien une recette qu’elle transmet de génération en génération : ce sont des légumes revenus à la poêle avec du poisson et du fromage qu’elle fait cuire dans une sauce au tamarin.
CONFIDENCES
Suo n’a jamais vu la mer et n’a pas eu l’opportunité de visiter le reste du Cambodge. Son rêve : aller à Siem Reap car c’est la ville natale de son grand-père et surtout elle aimerait beaucoup visiter les temples d’Angkor, important lieu de pèlerinage pour les cambodgiens.
Elle aimerait pouvoir gagner plus d’argent, suffisamment pour ne pas avoir à se soucier de la somme qui pourrait lui manquer pour l’éducation de ses petits-fils par exemple. Rien ne lui semble plus important que tous ses enfants et petits-enfants puissent étudier et avoir une bonne situation.
Son regret : ne pas avoir pu continuer ses études et avoir son diplôme. Après le décès de son père, sa mère avait épousé un homme qui aurait pu payer pour son éducation, il était officier de police et avait assez d’argent. Seulement, elle a du partir travailler de forcer pour les Khmers rouges et a dû arrêter juste après ses 18 ans. Elle regrette ainsi que tout ce qu’elle avait pu planifier ou rêver n’ait pas pu devenir réalité.
Suo est pourtant très heureuse de la vie qu’elle mène et il est facile de la croire lorsqu’on la voit sans cesse sourire, évoluer entre les champs et sa petite maison en bois, toujours entourée par les siens. Aujourd’hui, chacun prend part à la réparation des embouts des arrosoirs : sa fille les recolle, Suo les nettoie, vérifie qu’ils ne fuient plus, son petit-fils va les faire sécher au soleil.
Suo savoure la chance qu’elle a et ne s’attarde pas trop à regretter ce qu’elle n’a pas pu avoir.